L'homme, peut-être

Jean-Claude Bologne


« On ne sait pas pourquoi. C’est comme ça depuis deux semaines. On ne sait pas non plus comment c’est arrivé. C’est là, au jour le jour, irréfutable, éclatant, sans qu’on puisse s’y soustraire en aucune façon, même en restant chez soi. » Ce départ de la onzième parmi trente courtes nouvelles résume tout le charme de ce recueil. Une incertitude, d’abord, sur le monde qui nous entoure. Au détour d’une phrase, une notation subreptice, que l’on peut négliger, la première fois, crée un léger décalage, un doute sur la réalité de la situation et, peu à peu, un malaise : "En principe, je ne crois pas, on nous a dit après, il ne semble pas, à sa connaissance..." Sommes-nous bien là où nous pensons être ? Voyons-nous vraiment ce qu’il nous semble voir ? Et sommes-nous réellement ce que nous croyons être ? D’autres notations, immédiatement, nous projettent à l’inverse dans un univers d’évidence : "Bien sûr, naturellement, tout le monde sait bien... " On pense à des photographies de Man Ray, à des tableaux de Bogaert, qui parvenaient à engendrer le malaise dans un univers aux contours nets, sans que l’on parvienne à en identifier la cause.

Car nous sommes dans un monde quotidien, un trajet en voiture, une chambre à coucher banale, les premiers pas d’un enfant... Et soudain, quelque chose arrive dont on nous dit que c’est tout à fait normal, sinon que cela n’arrive jamais dans notre monde. Alors il faut mettre en doute la réalité, qui n’est peut-être qu’une « possibilité d’existence parmi de nombreuses », dans laquelle on se trouve confiné

« non par choix personnel, bien sûr, ni par la volonté d’un autre hypothétique, mais plutôt par le jeu d’un hasard ou d’une plaisanterie ». Parfois, ce sont les mots qui se substituent à la réalité visuelle. Parfois, c’est la porosité entre deux mondes parallèles qui remet tout en question, « comme un souvenir qui tente de percer à travers les strates d’une mémoire incertaine ou rétive ». Une tête qui dépasse en riant d’un champ de maïs fait soudain déraper le paysage, et c’est notre identité même qui en est bouleversée.

Tout cela ne constituerait qu’un bon recueil de nouvelles fantastiques, si cette remise en question du monde ne passait par un formidable travail sur l’écriture et sur les nuances de la langue. Un jeu sur les présupposés (« elle riait encore »), sur le mot propre (le groin pour une femme), sur l’usage des temps (un imparfait où l’on attendrait un passé simple), sur la répétition d’une phrase ou d’un même paragraphe... De merveilleuses formules traduisent l’intériorité profonde du personnage face à un monde qui se dérobe : « Elle regardait dans ses paupières closes » , « Son sourire prenait tout son visage et l’emmenait à l’intérieur d’elle-même, retrouvée, enfin, tout entière. »

Surtout, c’est la construction même du recueil qui fait sens. Pourquoi la première partie s’intitule-t-elle « Miroirs », quand cet objet n’y apparaît guère ? C’est qu’elle est tout entière construite sur un procédé spéculaire, qui fait correspondre la première nouvelle à la quinzième (une photo prise par un intrus dans la chambre), la deuxième à la quatorzième (ambiguïté entre un enfant et un animal), et ainsi de suite (faisons confiance à la sagacité du lecteur) jusqu’à la huitième, qui sert de pivot, la plus mystérieuse, la plus poétique, qui fait de la femme observée un miroir d’elle-même (« quand tes lèvres cesseront de t’embrasser les lèvres »). La subtilité et la maîtrise de ce premier recueil, de la composition à l’écriture, en font un petit bijou à savourer point par point.


Le plaisir du texte ( www.leplaisirdutexte.com )

Coup de cœur :

L’homme, peut-être et autres illusions de Jacques Richard aux éditions Zellige


(…) Tout le monde sait bien qu'il ne faut pas regarder. Mais c'est toujours quand c'est fait qu'on se dit qu'il ne fallait pas. Le temps que je me reprenne, il n'y a plus rien  (…)


Ce recueil de nouvelles se reçoit comme trente invitations à lâcher les fils qui nous lient à la réalité pour aller vers d'autres rives moins fréquentées.


Celles d'un monde sensoriel et intérieur où personnages et narrateur se rencontrent, se (con)fondent dans  un univers 'revisité',  aussi étrange qu'instantané.


Utilisant l'humour, (cf.  'Chien qui revient' … dans la peau du narrateur),  la tension dramatique, (cf. 'Chose' qui suit le lent désinvestissement d'un corps féminin offert au plaisir), ou encore basculant dans le fantastique,  (cf. 'Dans un  paysage', où une tête est  aperçue (ou réaperçue?) parmi des épis de  maïs  (…) (…) Elle est dans ma réalité (…) Nous nous croisons. Elle m'apparaît et je lui apparais. Je suis une tête qui dépasse en riant d'un champ de maïs.


L'écriture de Jacques Richard se libère et s'épure comme un geste méditatif  se transforme au fil des nouvelles perceptions du personnage ou du narrateur dans le cours de l'histoire, comme l'abstraction d'un tableau convie le spectateur à se fondre dans ses formes et couleurs, (…) comme ces personnages qui, entre veille et sommeil, nous visitent, ces visages qui ont une présence, une réalité bien plus dense que les habitants de notre quotidien (…)


Ajoutons-y notre plaisir personnel et professionnel de la découverte de ces textes courts et percutants qui incitent directement à la lecture de vive voix,  à un partage de sensations, à un basculement vers d'autres états de conscience si on s'y laisse conduire…

Bref, un livre qui laisse des traces…


Marie-Christine Duprez



 

L'Echo, 7 juin 2014


Une troublante opacité


Dès  les  premières  lignes,  on a la certitude d'avoir affaire à un écrivain. Non pas  quelque habile auteur, heureux  dépositaire  d'histoires trouvées  ou ingénieuses. Il fut d'ailleurs  sur la liste du dernier Rossel, pour «Petit Traître». On entre dans les  nouvelles  de Jacques Richard en poussant la porte d'un songe. Quelque chose, est là,  immobile.  Quelqu'un qu'on n'avait pas vu.  Comment est-il entré,  qui est-il? Le  sait-il lui-même? Courtes, parfaitement composées,  ces  nouvelles  tracent un sentier dans  le brouillard et interrogent notre étrange présence  au monde. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? Nous  sommes  à la fois  le pourquoi et le  rien, l'accompli et l'inexpliqué. Jacques Richard a le talent de percevoir,  non pas  le mystère, mais  ce qu'il y a de familier dans  l'inattendu. Ce  qui trouble, est cette impression d'entrer sur ses pas,  dans  l'instant de  ce  qui  attendait un regard pour exister.

Partant de  faits  anodins, un voyage  en train, un déjeuner entre amis,  une promenade en forêt,  une vieille photo, Jacques  Richard glisse un pied dans les gonds de la réalité pour démêler le réel,  de  ce  qui se rêve là. Il en est à la fois  le témoin et celui qui est rêvé, par lui-même ou un autre. Et le vertige  surgit. Le loup  des  contes de  Grimm entre dans  cette brèche,  et l'inquiétante étrangeté  l'est d'autant plus  qu'elle ne nous est pas inconnue, mais renvoie aux peurs  ataviques  du gouffre, de la mort et de  ses chausse-trapes. On y entre, confiants  pourtant,  attentifs  à ce rideau trop rouge, à cette humidité de  l'air, qui laissent présager une tranquillité en sursis. Le narrateur est rarement seul,  et pourtant il est le seul  à voir ce  que sa compagne ou  celui qui chemine  a  ses côtés  n'a pas senti, et cette  solitude  de la perception accroît l'angoisse chez le lecteur.

Jacques Richard  qui est peintre et musicien, écrit en coloriste, dominant à la fois  le récit et le contrepoint, usant d'une touche  de carmin, d'outremer ou  de noir profond, pour faire  chanter la matière. C'est par la matière,  et non l'idée, qu'il compose ses nouvelles,  qui laissent passer, sans s'y attarder, un au-delà, un en deçà, un sous-sol de l'entendement. Quelque  chose a surgi qui reprendra aussi vite sa place,  anodine, dans  le décor. En demeure la trace,  et une présente absence. Les  personnages  eux-mêmes  ont conscience d'être  regardés, de  faire  image  dans  le paysage, alors  même  que personne  ne les regarde. Et pourtant..., «cette tête  maigre et rouge»  dans le champ de maïs,  «dépasse au  ras  des  épis  et me suit du  regard en  riant fixement.»

Les nouvelles de Jacques Richard ont ce quelque chose des peintures contemplatives et flamandes de Valérius de Saedeleer, trop sages, qu'un Léon Spilliaert reprendrait d'un fusain tremblé. On reste pantois devant une telle maîtrise, qui met en concordance de temps l'avant et l'après, la réalité et son double, l'irrésolu dans le fini. Avec en clé de voûte, l'enfance sauvage, la belle enfance, qui résonne encore, et en écho l'infini pourquoi de son injuste exil.


                      Sophie Creuz 




,La Libre Belgique, 3 mars 2014


Où est le réel ? Où est l’illusoire ?

Jacques Richard plonge son lecteur dans le désarroi. Une prise de distance.


Jacques Richard est peintre depuis quelque quarante ans et a une formation de musicien. On ne peut faire abstraction de ces deux modes d’expression qui lui sont habituels lorsqu’il s’implique dans un troisième : la littérature ralliée en 2010 avec "La plage d’Oran", ensuite avec "Petit traître" qui l’inscrivit en 2012 parmi les finalistes du prix Rossel. Tout, dans son écriture, respire la poésie et la musique. Il est toutefois difficile de le rattacher à un genre littéraire précis tant s’imbriquent, notamment dans son récent livre, "L’homme, peut-être… et autres illusions", la nouvelle, le récit, le fantastique, la poésie… C’est à travers mots, images, couleurs, impressions et rythmes des phrases qu’il interroge un certain nombre de réalités familières pour les renvoyer déformées, rêvées, inattendues, plongeant le lecteur dans une sorte de désarroi intranquille. Voit-il ce qu’on lui fait voir ? Voit-on ce que l’on croit voir ? Dit-on, comprend-on, ce que suggèrent les mots employés pour dire ? Où est le vrai ? Où est l’illusoire ? Les évidences de la narration semblent s’inverser au fil du langage. Quelque chose change sans que l’on puisse clairement en déterminer les pourquoi et comment. Dans une sorte de déplacement de perspective ou de prise de distance, on perçoit différemment le cercle étroit des certitudes que l’on avait.


Tout cela semble compliqué. Ce l’est. À moins de s’abandonner, sans s’accrocher à la logique, à l’étrangeté des courtes histoires qui se succèdent. Chaque nouvelle capte un moment de vie réelle pour le réfléchir dans un jeu de miroirs qui bouscule les convictions ou les attentes que l’on pouvait avoir. En nous faisant monter d’un cran ou en nous projetant dans un face à face grossissant, la narration se dilue pour faire place à une sensation - ou impression - de flou, de mystère, d’indéfini… On est soudain ailleurs. Ce peut être dans un absurde qui, dans une situation inverse, n’est pas étranger à un Raymond Devos lorsque, dans le texte "Chien qui revient", un être humain se mue peu à peu en animal. La frontière est mince entre le connu et l’inconnu, entre le regard que l’on porte sur les autres et celui dont on a tendance à ne pas se voir, significativement illustré par "Le cadre en argent noirci".


La réflection renvoie ici à la réflexion. Mais il ne faut pas y aller avec des a priori. Il faut se laisser surprendre par quelque chose que l’on perçoit sans que les sens ou la logique semblent y participer. "Cela semble s’adresser à une autre partie de mon entendement". Une écriture simple et épurée, très visuelle, traversée par le silence des ellipses et par une scansion classique qui donne à l’ensemble un rythme musical accaparant constituent un atout composite de cette variation. Insolite.


Monique Verdussen



Pierre Maury, Le Soir,  22 février 2014

Nouvelles

L’homme, peut-être et autres illusions    ✶✶

JACQUES RICHARD


Point, contrepoint. Le jeu de miroirs, toujours subtil, devient parfois spectaculaire. Prenons, par exemple, la nouvelle d’ouverture et la quinzième, qui clôt la première partie. Entre les deux, des personnages, des décors, des situations nous ont peut-être fait oublier le début.

Mais voilà que l’auteur nous y renvoie avec la force de sa persuasion, augmentée d’un ton ne laissant aucune place au doute : voici bien un écrivain de belle tenue, et son troisième livre est aussi le plus abouti.



Guy Bernard, La dernière heure, 13 mars 2014


Jacques Richard, l'exigence faite homme

Bruxelles “La contemplation est essentielle en ce que c'est le monde qui vient vers nous.”


Ad vitam fécond. Tel s’inscrit à jamais le 20, rue de la Luzerne. En des temps peu reculés, nous vous y avions emmenés à la découverte de Pascale Toussaint, excessivement inspirée par Louis Scutenaire, l’illustre et surréaliste maître des lieux. Divin détour n°2, à la rencontre de l’homme, sûrement : Jacques Richard, artiste absolu et époux de l’auteure.


Véritable météorite des lettres de chez nous, le Schaerbeekois sort, en 2010, de l’anonymat littéraire avec La Plage d’Oran, un bijou qu’il aura mis cinq ans à publier. "Je me sens toujours Algérien", confesse l’intellectuel en songeant, tout à la fois, à ce récit premier et à l’avant 1960, date de son arrivée en Belgique.

En 2012, le peintre, professeur au CAD, une école uccloise des arts graphiques, est retenu parmi les finalistes du Rossel. Excusez du peu ! Et son Petit Traître de lui conférer une reconnaissance sur laquelle ce roi de l’ellipse jamais ne se repose : "Un artiste doit semer le doute, mettre le doute au cœur du débat de la cité. Ce doute me semble une nécessité absolue", narre notre hôte, alors que ses nouvelles, L’Homme peut-être et autres illusions, plongent le lecteur dans un univers dont l’on pourrait vouloir ne s’éloigner jamais.

C’est que l’adepte des séries, des thématiques aussi (l’absence, le doute, ici; l’attente en une future production fleurant la frénétique impatience), le "grand défenseur de la chose écrite" prône l’exigence : "On ne peut absolument pas brader la qualité sous prétexte qu’on a affaire à des gens moins cultivés".

Contemplatif dans l’âme et les mots, Jacques Richard sert ce "mode de vie" dans chaque virgule, chaque trait de pinceau -infiniment délicat- de son talent, si multiple.

Et Bruxelles, d’y gagner mille fois, dans ce besoin de "tendre vers l’impossible"... "Lorsque mon fils, de 22 ans, m’a dit adorer Bruxelles, je l’ai regardée autrement", confesse Jacques Richard. Dans les trois pages de Drame, par exemple, il décrit, "avec beaucoup d’affection", le parc de Tervueren. Ou, ailleurs, la rue Neuve. Du bonheur! Pur.



L'avis des lecteurs


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...apparition d'un monde d'écriture nouveau.


Ces nouvelles ignorent les noms donc les personnages au sens classique,  et leur magie vient de ce qu'ils naissent d'accident de l'attention ou de l'inattention quotidienne, visuels ou sonores, comme si on mettait à chaque fois le pied dans une fourmilière. En somme le narrateur est celui qui met le pied dans la fourmilière visuelle et sonore que nous appelons "vie" pour nous rassurer en unifiant, même quand nous disons que "la vie est dure", que "la vie est difficile". Il y a dans ton livre un thème philosophique riche que tu développes comme un thème musical. Il me semble que la très belle musique de tout le livre, beaucoup plus sourde et continue que celle des deux précédents, est une sorte de mise en scène de ce que les psychanalystes appellent "attention flottante", une des rares expressions que j'aime dans leur vocabulaire, l'attention qui s'organise à côté pour capter les dissonances. Et je trouve très pertinent que tu appelles nouvelles ces petits drames nés de la perception des dissonances quotidiennes.

Dominique  Tassel, éditeur


Je viens de terminer ton livre "L'homme, peut-être", un ensemble très cohérent de beaux textes, que j'ai ressenti comme autant d'invitations à la méditation. Tu as l'art d'entretenir une certaine forme de mystère qui me fait penser au réalisme magique cher à certains écrivains belges. On perçoit aussi la dimension philosophique à l'oeuvre dans pas mal de textes. Ces textes sont aussi très visuels et l'on ne s'étonne pas que des personnages de photographes, de peintres surgissent ici et là ou la thématique du miroir, de l'image, etc. J'ai apprécié aussi l'humour de récits comme  Chien qui  revient. Deux textes ont particulièrement  retenu mon attention: Miroirs et Vestiges. Je trouve que chaque texte pourrait être accompagné d'une peinture, car une peinture est ce fragment de temps que dit chacune de tes nouvelles, ainsi que d'une musique, à tel point que je me suis imaginé déambulant dans une exposition qui allierait chaque texte à un  tableau, ainsi qu'un morceau de musique.

Michel Torrekens, écrivain.


J'ai été happée par ton écriture, qui suggère et n'appuie pas. Qui fait naître parfois le malaise sans qu'on ait identifié la cause, exactement comme le ressentent les protagonistes de tes nouvelles.J'ai particulièrement savouré "Exil". Je l'ai relue deux fois de suite, rien que pour le plaisir. Et j'ai été éblouie (si si!) lorsque, lisant la dernière nouvelle de la première partie, j'ai réalisé que toute cette partie était construite en miroir. Là, j'ai fait une pause, juste comprendre, goûter, les nouvelles sous ce nouveau jour. Merci pour ce moment de lecture de qualité, Jacques ! 

V.  Hanoteau, éditions OnLit