Le Carré des Allemands

Le Carré des Allemands, journal d'un autre

Interview par David Courier

« Le bourreau tue dans l’autre ce qu’il pense » ✶✶✶


Avec « Le Carré des Allemands », Jacques Richard s’impose dans le paysage littéraire belge


Le Soir Samedi 13 et dimanche 14 février 2016

Les livres


ENTRETIEN


Ce livre est aussi court (141 pages) qu’il est fort. Ecrit dans une langue déliée, subtile, tantôt svelte tantôt grave, qui joue sur les métaphores et se mue parfois en poésie pure. L’histoire est pourtant tout ce qu’il y a de plus prosaïque. C’est un homme qui cherche son père, dont il est séparé depuis l’enfance et dont sa mère ne parle pas, et qui comprend petit à petit qui il fut. C’est ce père qui s’engage à 17 ans dans la Légion des volontaires français contre le bolchevisme, qui se transforme en Waffen SS, qui fuit à la Libération, emmène sa famille ailleurs pour, enfin, s’évaporer. C’est l’histoire d’un

choix. Ce jeune type qui pose un acte fort, qui s’engage pour casser du communiste. Et l’histoire du jugement moral de ce choix.


Vous ne jugez pas l’homme de cette histoire, vous la dites, simplement.


Il faut essayer de comprendre plutôt que de juger. On n’est pas à la place des gens pour juger d’un combat qui, pour eux,

était le bon... ou le mauvais. Ce livre n’est pas un rachat des gens de la Légion Wallonie, par exemple, qui ont fait le mauvais combat. C’est juste qu’à travers le choix du père de mon roman, je cherche ce qui en moi aurait pu être celui-là, d’où le sous-titre Journal d’un autre. L’autre qui est en moi, que chaque protagoniste est ou pourrait être.

Une amie m’a dit : cet autre, qui est-il ? J’ai répondu : mais... c’est toi !


C’est poser la question : qu’aurais-je fait à la place de cet homme ?


Est-ce qu’on choisit vraiment, quand on a 17 ans ? C’est vrai qu’on est lucide à cet âge, mais on n’a pas toutes les armes du choix. Est-ce qu’on les a d’ailleurs jamais ? Est-ce qu’on ne reste pas toujours quelqu’un qui a 17 ans ? D’où ma phrase : « Tous les moi que je suis, enchâssés l’un dans l’autre. »


Ce qui signifie ?


Depuis le tout premier moi dont j’ai eu conscience. C’est comme les poupées russes ou un oignon : chaque pelure vient s’ajouter, une pellicule de plus en plus dure et protectrice, mais l’intérieur reste ce qu’il a été. Et à 17 ans on choisit parce qu’il y a une pression sociale, le métro, le boulot, la pauvreté monstrueuse dans laquelle des gens sont, les laissés-pour compte qui vont chercher une identité imbécile, bidon. Le père de mon roman s’engage contre le communisme dont il ne connaît rien. D’autres, aujourd’hui, vont le trouver dans un pseudo-islam contraire à la pensée musulmane.


Vous écrivez : le bourreau aussi est à la place de la victime.


Chaque fois qu’un bourreau frappe un coup, il est un peu plus en dehors du monde, il est la victime de lui-même. Le bourreau sait qu’il est un monstre, il sent dans sa chair ce que l’autre sent dans la sienne. Le bourreau sait tout. C’est son propre corps qu’il flagelle en étant bourreau.


Vous parlez là de la Guerre 40-45, mais ça s’applique à tous les conflits.


C’est le fait de combattre l’autre tout court, d’avoir affaire à l’autre parce qu’il est autre. C’est ce qui s’est passé avec Charlie, au Bataclan. On tue dans l’autre ce qu’il pense. Pas ce qu’il pense différemment : ce qu’il pense tout court, parce que penser c’est par définition penser différemment.


Vous écrivez aussi que la faute du père écrase le fils.


On peut accepter ou refuser un héritage. Dans les deux cas, on y a affaire. La faute du père rejaillit. Si on accepte un père, on accepte qu’il soit ça, même si ce qu‘il a fait nous révulse. Comme le narrateur de mon roman, on cherche son père jusque dans la tombe. Et, au delà, ce qu’on cherche, c’est soi-même. On se demande en quoi on est son héritier. Et on n’est jamais sûr qu’on n’aurait pas fait la même chose que lui.


Votre livre tient à la fois du roman et de la poésie.


Je revendique plutôt le fait qu’il y ait de l’écriture, qu’elle soit narrative, poétique, presque journalistique parfois. Je voulais que le total fasse un « dire », pas une narration. Celle-là peut se lire en filigrane, mais elle n’est pas chronologique, elle fait appel au flashback. Le nouveau roman nous a appris à avoir un langage différent de la linéarité, et je tiens à cela : c’est une forme de liberté, une pluralité du discours qui me semble mieux éclairer le propos.


Propos recueillis par


JEAN-CLAUDE VANTROYEN


Mon père, ce bourreau

par Stéphanie de Saint-Marc


En attendant Nadeau n°4, le  24 février 2016 - Le Monde des livres 14 avril 2016


Roman, comme l’indique la couverture ? Journal, comme le dit le titre ? Le carré des Allemands : Journal d’un autre, le bref texte de Jacques Richard, est en tout cas d’une force peu commune et fait entendre un « je » puissamment nourri de vécu, intensément vibrant et présent, familier dans sa chair du rôle du bourreau et de l’expérience du mal.

Jacques Richard, Le carré des Allemands, Journal d’un autre. Éditions de la Différence, 146 p. , 17 €


Le carré des Allemands est le livre d’une fuite et d’une quête impossible. Un fils cherche son père disparu. Un père fuit son foyer, ailleurs, plus loin, toujours plus loin, dans le but d’échapper à l’emprise d’une faute indicible. L’un et l’autre sont semblables, marqués tous deux de malheur et de culpabilité. On apprendra comme au détour des pages que le fuyard fait partie de la LVF pendant la guerre – 638e régiment d’Infanterie de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme – puis que, rescapé, il est versé en renfort de la Waffen-SS. Aide-bourreau des Juifs. « Quels enfants as-tu assassinés pour fuir, après, sous le regard des tiens ? Qu’est-ce donc que tu as fait pour que le tien d’enfant ne puisse rien d’autre que s’enfuir à son tour ? », interroge le fils.


À quoi ressemble un bourreau ? À quoi ressemble un homme pris dans un système de mort ? Jacques Richard, par touches, trace son portrait. D’où vient celui-ci et quelle est son histoire ? Par bribes, par éclairs de conscience successifs, le fils raconte son père en parlant de lui-même, sondant les zones les plus sombres que l’un et l’autre portent en eux comme des prisons. La fascination de la mort. Le poids de la faute.


Le narrateur vit aujourd’hui quelque part dans une ville en territoire flamand. Reclus, il occupe une chambre-cave en entresol, une fenêtre donne sur un centre psychiatrique, des jambes passent dans la rue… Une femme au visage masculin, connue dans la jeunesse et retrouvée à l’âge adulte, rencontre la trajectoire de cet homme solitaire. Avec elle, il reconstitue les pièces du puzzle : le père, la mère fuyant la France après la guerre pour traverser la Méditerranée. Enfant, l’Afrique, l’Algérie, et, là, le père volatilisé, disparu dans la tourmente des « événements », puis plus jamais revu. Auprès de cette femme aux traits anguleux revenue du passé, il se souvient. Le trouble sexuel de son adolescence, la présence singulière, hardie, de la fille qu’elle était, le goût de transgression, de sueur, de salive mouillée de gitane auquel elle est associée. Leurs jeux de regards, ce qu’ils offrent et ce qu’ils retiennent. L’excitation de la mort, aussi, donnée à des chatons sous les yeux de la fille. Sexe et mort confondus sous un même regard.


Dans une écriture trouée de silences, par des mots crus parfois, Jacques Richard retrace au fil d’une chronologie bouleversée l’itinéraire d’un fils en quête de son père, entre absence et présence. Celui d’un fils qui peut dire : « Et s’il revenait il faudrait que je meure ou bien que je le tue ». Celui d’un fils qui peut dire encore : « Et s’il revenait, il faudrait qu’il m’embrasse, me serre dans ses bras. Ou alors qu’il m’achève. » À travers un destin original, ce livre tâtonnant, d’une intelligence aiguë, explore comme en tremblant les territoires obscurs qui habitent chacun de nous.


Stéphanie de Saint-Marc

Interview sur BX1 par David Courier

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Le Soir

Mal de père

par Anthony Dufraisse


Le Matricule des Anges,  n° 171 - mas 2016



Troublant roman de Jacques Richard, sous forme de carnets, qui interroge l’extrême violence des hommes.


Jusqu’à ce premier roman, le nom de Jacques Richard, auteur de nouvelles surtout, nous était inconnu. Découvrir cet écrivain belge, par ailleurs peintre, à travers cette « histoire d’un criminel de guerre », « histoire irracontable », c’est une claque. Cette quête d’un père qui a frayé avec la Waffen-SS est d’une saisissante intensité, comme seuls le sont les « récits inavouables ». Jacques Richard écrit comme on marche dans l’obscurité : à tâtons. Ou comme on parlerait dans un moment d’égarement : à bâtons rompus. Entre soliloques du narrateur et tentatives de reconstitution du passé de ce père fantomatique, les séquences se donnent comme des flashs aveuglants tisonnant la plus noire des nuits. Kaléidoscope de visions hallucinées, le récit évolue dans un flou inquiétant qui n’est pas sans faire penser à ces cauchemars dont l’emprise est sur nous d’autant plus forte que l’on se débat pour s’y soustraire. L’éclatement de la composition, illustré par la forme du carnet (« Par moments, on dirait un puzzle ! J’essaie de rassembler les morceaux »), a quelque chose de la mécanique du Nouveau Roman qui déstructurait la narration pour donner à voir autrement la temporalité des situations et des consciences. On pourrait parler d’un livre à fragmentation comme on le dit d’une bombe : « Nous sommes dans un jeu de miroirs, de fragments où personnene se voit tout entier ». Dans ce portrait d’un bourreau, Jacques Richard interroge l’altérité extrême de la figure paternelle, sa monstruosité, sans juger jamais, sans, non plus, exonérer cette âme damnée. Exhumant l’histoire par bribes, il questionne le mal possible en soi, ces extrêmes où l’on pourrait, sait-on jamais, tomber à son tour. Le narrateur se collette avec les forces d’un mal qu’il libère à mesure qu’il croit, ou craint, d’en trouver en lui les traces, comme laissées par un héritage maudit. À la manière d’un tableau flamand du Moyen Âge, l’écriture – des phrases courtes, crues, aiguës – entend donc « exhiber l’innommable, l’ignoble, l’intérieur d’un homme ». Jamais Richard ne voile la violence infligée, elle est le prix à payer pour s’extirper d’un trou noir, gouffre aux relents de soufre. Monologué ou faussement dialogué, le récit ouvre des abîmes de perplexité, face à cette peur du pire qu’on porte peut-être en soi, comme ne cesse de le redouter le fils. Au demeurant, la proximité d’un institut psychiatrique tout à côté du lieu, un entresol où le narrateur semble s’être claquemuré avec ses obsessions, laissent suggérer que la folie guette, rôdeuse affamée qui jetterait bien son dévolu sur cet esprit troublé. Cette confession sans concession est-elle in fine, au-delà de l’enquête sur ce père coupable, une quête de la rédemption ? Une expiation plutôt, interminable, irrémédiable : « La faute du père, tu sais, tu sais, ça écrase le fils. Le fils reprend la faute et la fuite du père. C’est un fardeau commun, pas tout à fait secret, un fardeau de famille ». Le lecteur ne sort pas indemne d’une telle introspection généalogique qui peint l’homme tel qu’il est, parfois tout entier du côté des ombres.


Anthony Dufraisse

LE CARRÉ DES ALLEMANDS. Journal d’un autre

DE JACQUES RICHARD, La Différence, 141 p., 17 e




Les lettres françaises - 14 février 2016


Jacques Richard, peintre de l’innommable



Un chat et une amie, romancière et professeur, entourent le solitaire misanthrope qui prend la parole dans le premier roman de Jacques Richard. Ce peintre belge a déjà publié des nouvelles qui ont été, quoique tardives dans sa vie, remarquées par la critique pour leur étrangeté et leur ton inquiétant. Les peintres écrivains sont le plus souvent poètes, et c’est plus de poème que de roman que l’on devrait parler pour qualifier Le Carré des Allemands. Le titre sera expliqué à l’avant-dernière page, où le narrateur vient se recueillir sur la sépulture de son père, qui n’est pas à proprement parler une tombe, mais la fosse commune près du coin où furent enterrés, on l’imagine, des soldats allemands.

Le livre tout entier se présente, en cinq carnets, non pas comme un récit continu, mais comme une suite de scènes fragmentaires, dont on n’identifie pas tout à fait le contexte ni même les protagonistes ni même les voix. On ne sait pas de manière très certaines qui sont les locuteurs. Mais on en retient un autoportrait, dans le sens très pictural du terme, car de peinture il est question, et des tableaux saisissants, bribes de conservations de cafés, dialogues avec l’enseignante qui est la confidente privilégiée, réminiscences d’une ferme, et, de façon lancinante, la hantise de ce père qui a abandonné sa famille pour suivre en Russie les Allemands. Est-il revenu ? Est-il reparti ? Ce fantôme fuyant vient, en tout cas, régulièrement visiter les rêves et les réflexions du narrateur solitaire et nourrir ses conversations.

On aurait tort d’imaginer que le récit, du fait de sa fragmentation et de son montage syncopé, est obscur. Il est, certes, très sombre et parfois flou, mais il en résulte une atmosphère envoûtante qui ne tient pas seulement au sujet, qui est une enquête sur un homme qui s’était engagé dans les Waffen SS, et qui peut-être tua des enfants, bref sur un monstre, mais au style réflexif qui, sans être alambiqué, sans être affecté, a une forme inattendue, celle que choisissent en général les poètes qui se battent avec les mots, plus qu’ils ne les utilisent pour raconter. Le flou du regard, qui plonge la réalité tout entière dans une sorte de  lointain, recouvert d’une « patine », qui, selon Pasolini, était la caractéristique de Giorgio Bassani, ressemble, bien sûr, au point de vue d’un peintre qui a besoin de distordre le réel pour l’approcher de lui et de nous.

Le narrateur est très conscient de la particularité de ce regard et de cette narration, qui le trouble au point de craindre de côtoyer la folie. Du reste, les passants qu’il croise sont des fous qui vont et viennent dans un hôpital psychiatrique voisin. Et quand ce sont des amis, des visiteurs, il semble que le langage ne soit pas le vrai contact qui les unit, eux et lui. « Je me regarde en eux comme on se penche au-dessus du vide. On n’a pas en permanence la pleine conscience de ce qu’on est. Encore moins de ce que sont les autres. Si c’était possible, il y faudrait une capacité d’attention dont je suis dépourvu. La mienne flotte trop et dérive d’un rien. C’est une sorte de maladie, je suppose. »

Quant à la réalité elle-même, celle qui l’entoure, celle qui l’a précédé, celle qu’il regarde et celle qu’il fouille en lui, elle n’a pas une solide consistance, elle s’évapore. C’est précisément parce qu’il a le sentiment que toujours quelque chose lui échappera et du reste échappera à ceux qui l’observent, lui, qu’il écrit et redouble ou varie son art de peintre. « J’accoste trop tôt dans le gris du réel qui n’est jamais qu’un rêve à peine plus épais. »

Parmi les voix que l’on entend dans ce livre choral, il en est une de particulièrement frappante, celle de la tante, la sœur du père, qui, pour son neveu, commente le passé, des photos, des anecdotes. Dans son monologue haletant, entrecoupé de visions et d’incertitudes, on revoit son frère, à la manière qu’avait Duras dans certains monologues (de l’Amante anglaise, de Savannah Bay, d’India Song) ou dans La Douleur, de faire revivre des instants de cruauté pure et d’amour parfois confondus. On sent qu’on est dans une zone où la morale n’a plus court. Même pour évoquer l’atrocité.

Ce n’est que lorsque le narrateur prend lui-même la parole que la frontière qui sépare le bien et le mal est plus ferme. Mais peu à peu, il en revient à une dislocation de sa propre personnalité, comme si l’obsession de son père criminel, pas si criminel que cela, à en croire sa tante, était le moyen de prendre conscience de sa propre dissolution : « Les supplices illustrés avec la minutie maniaque des Flamands du Moyen-Âge servaient exactement à ça : exhiber l’innommable, l’ignoble, l’intérieur d’un homme. Il s’agit de défaire, de dépecer, de découdre les autres autant que nous nous savons décousus. Il s’agit d’en découdre avec l’autre moi-même, ce moi-même qui est l’autre. »

Les scènes violentes qui soudain traversent le texte (infanticides, viol, ou simplement scènes sexuelles sans amour, qu’il s’agisse de suppositions sur la vie du père ou de fantasmes du narrateur), l’agonie reconstituée avant la visite à la fosse commune se substituent à ce que serait une véritable investigation réaliste. On sait que l’auteur ne veut pas être un simple témoin, ni un inquisiteur. Ce n’est pas un souci de vérité ou de vengeance qui l’anime. Autre chose. Une sorte de contamination onirique. « Se voir tuer, ramener à la surface ce qui crie dans le noir et le faire en plein jour. »


René de Ceccatty, écrivain, éditeur.



Le Carnet et les Instants


« Tu lui ressembles tant »


Il y a différents types de cimetières. Loin des Vallées des Rois et des Reines, des croix blanches militairement alignées et des nécropoles aujourd’hui virtuelles, ceux de nos contrées se ramifient souvent en allées rectilignes et sentiers tortueux, entre gravier et poussière. Le long des caveaux en floraison ou en abandon, nous percevons rapidement une organisation singulière : une partie ancienne, des tombes modernes, des lopins dévolus à telle ou telle confession, des rassemblements communautaires post-mortem, une pelouse cinéraire. Et, au fond, tout au fond, un peu cachée, parfois une fosse commune. Le carré des indigents dans lequel sont enfouies les petites misères et ensevelis les grands secrets, de ceux qui engendrent les questionnements de toute une vie, de toutes les vies. Le narrateur du Carré des Allemands en sait quelque chose. C’est un homme dont la presbytie trahit les ans et qui loge dans une « cuisine-cave » avec vue sur le trottoir. Comme il « n’aime pas la ville le jour » ni « le bruit, les voitures, la sottise dangereuse », il se claquemure dans cette pièce et, à travers l’écran de sa fenêtre, il observe les passants en rue et les visiteurs de l’hôpital psychiatrique d’en face : « Sacs en plastique, bouquets à deux sous. Les gens passent à hauteur de mes yeux et ils n’ont pas l’air tellement plus réels que la lueur des images criardes et changeantes qui tressaute sur les murs nus de ma chambre. » En retrait permanent, il ne fuit pas pour autant : il cherche. Lui, l’« engeance de malheur », est en quête de sa propre identité, mais surtout de la figure paternelle, de l’absent. « Tu lui ressembles tant. » Cette phrase massue, assénée à de multiples reprises, charrie son lot de mystère et de culpabilité. Et lamine l’âme. Mû par l’appel du vide, le « je » tente alors (vainement) de reconstruire cette dimension qui lui échappe. Suivant les sinuosités d’un passé boueux, il se crotte, s’englue, s’éreinte à garder la trace d’un père dont la destinée a été infléchie par un engagement auprès des « Boches » à l’âge rimbaldien du non-sérieux. Au fil de cinq carnets et de pérégrinations spatio-temporelles, le narrateur dissèque l’insaisissable, et s’abstient de tout jugement. « On ne sait pas ce que font ceux qui ne sont pas là. Moins encore ce qu’ils sont. Ceux qui vivent sous nos yeux, déjà, nous sont si mystérieux, tellement indéchiffrables. C’est sans doute cela qui nous les rend précieux. »

Et, si l’uniforme ne fait pas le soldat, il marque néanmoins une frontière invisible séparant ceux qui sont et ceux qui s’efforcent à être…

Celui qui rédige ce Journal d’un autre affiche une incapacité à vibrer au même diapason que les gens à son entour. Que ce soit dans les cercles sociaux ou l’intimité d’une relation, il donne le change. Une existence entière à se refléter fragmentairement dans le regard d’autrui. Il n’y a bien que devant le matou amoché qu’il a vaguement recueilli, qu’il est libre de ne pas tenir un rôle fissuré et d’être lui-même… Ne trouvant aucun répit dans le sommeil non réparateur, la nuit, il marche dans la ville, fréquente les salles de cinéma, goûte aux passes tarifées, discute avec les patrons de bar. Mais, au final, il se voit immanquablement rattrapé par ses pensées identitaires en spirale : « Être un autre. Tous ceux que j’ai été, que je ne serai pas et tous ceux que je suis. Être un autre. Être Noir comme un roi, être Arabe par amour, Juif six millions de fois. Être une femme qu’on aime ou une qu’on lapide, être un autre et connaître chacun de tous les autres à l’intérieur de moi, chacun de tous les moi à l’intérieur de l’autre. » Jacques Richard sonde ici les rapports filiaux, les fardeaux honteux, les destins souillés. Dans une prose sobre, il brouille, par des formules désarmantes de justesse et des silences suspendus, les portraits d’un père et d’un fils : « Il est tout seul. Je suis tout seul. Je suis le genre humain traînant au milieu de rien. Il faudrait dire “il” mais lui, c’est aussi moi. C’est moi autant que je suis “il”. Sujet de quoi ? […] Je suis et fils et père. » Richard ne nous raconte pas une histoire, il nous fait entendre une voix. Dans ce récit troublant, où les échos familiers se mêlent aux dissonances énigmatiques, les enfants perdent brutalement leur innocence, les non-dits dissimulent la cruauté de l’attente, et les chats errants nous honorent de la mort. Point de salut dans ce texte fort, seul un espoir confus de résilience : la non-légitimité est une concession à perpétuité.


Samia Hammami

RICHARD Jacques, Le Carré des Allemands. Journal d’un autre, Éditions de la Différence,

2016, 146 pages, 17€.






L'écritoire des Muses : lecritoiredesmuses.hautetfort.com/archive/2016/01/16/le-carre-des-allemands-5746078.html



Mettre à nu l’Autre et soi-même


Cinq carnets : une voie indirecte, détournée pour raconter un passé, se raconter, mettre à nu l’Autre et soi-même, creuser au plus profond de l’intime, du secret, en tricotant et en superposant le passé et le présent, en le disant, en l’imaginant, pour arriver à comprendre l’Autre et à se comprendre. Cinq carnets : des petites notes écrites, dépourvues de grandiloquence permettant de pénétrer l’intimité la plus banale du narrateur - psychique, psychologique et même physique -  : « Du blême de mes deux cuisses nues surgissent des poils encore bruns. Mes avant-bras y ont imprimé deux ovales plus roses parce que je m’appuie sur mes fémurs pour lire des haïkus dans les toilettes ». Une nouvelle forme d’écriture conciliant langage parlé et recherché, poésie, extime et intime. Tout ce qui se joue dans Le Carré des Allemands  de Jacques Richard touche à l’identité, creuse les arcanes des racines personnelles, quête primordiale insoutenable.


   Dans Le Carré des Allemands   - une fiction fondée sur le réel -, un fils, professeur, habitant une ville flamande, parle de son père au passé secret, parti lorsqu’il était enfant : « Qu’a-t-il fait à la guerre, Papa ? ». La réalité voilée sera dévoilée progressivement. En évoquant cette énigme que constitue son père, il parle aussi de lui, de bribes d’Histoire, de l’humaine condition : « Je suis le genre humain traînant au milieu de rien. Il faudrait dire ‘il’, mais lui, c’est aussi moi. C’est moi autant que je suis ‘il’. Sujet de quoi ? Je suis le genre humain traînant parmi la neige, traînant parmi les fleurs des poèmes anciens et leurs couleurs, encore, sont celles de l’aurore. Je suis et fils et père ». « Je est un autre ». Des forces incontrôlable habitent l’être humain et, comme chez le poète, grâce à cet Autre, l’œuvre d’art, ici le roman, naît.

   Le narrateur éclaire le présent à la lumière du passé et le passé à la lumière du présent. Des fragments de sa vie et de celle de son père jamais à sa place ni dans la vie ni dans la mort (« Il y a, même dans la mort, des places qui n’en sont pas »), des captations d’instants s’entrelacent. Les deux êtres ne font bientôt plus qu’un. Le narrateur essaie de comprendre son père engagé à dix-sept ans : « Pourquoi s’engage-t-on à dix-sept ans ? », la faute du père éclaboussant le fils, tâche indélébile gravée sur lui, (« Sourire de niais, de ravi permanent qui ne sait pas qu’il a une tache dans le dos »), le regard d’autrui. Il tente de donner un sens à la cruauté, à l’incompréhensible, à l’inimaginable, au monstrueux, aux « récits inavouables. De cette histoire irracontable (…) ». La pauvreté laide et sale engendre la haine : « Quand on est pauvre, on devient méchant ». Au sein d’un groupe devenu violent, destructeur, mortifère, l’individu perd son identité, sa liberté. Thanatos emporte l’être humain « normal », moyen, quelconque  : « Je ne suis pas comme ça. Je n’étais pas comme ça. Mais on l’a fait (…) C’est quelque chose d’aveugle, de furieux. Ça se fait au milieu des autres. On n’est plus qu’un seul corps monstrueux. Sans tête ». Violer, tuer, ne plus voir celui qui est en face comme un être humain. Plonger « dans un autre monde. Pas dans la réalité ». Plus rien n’a de sens, ni la vie ni la mort. Le narrateur subit le passé tragique de son père, lance un cri pour essayer de s’en dépouiller : « Non ! / Je ne suis pas concerné. C’est son histoire, pas la mienne. »,   rongé par l’inquiétude de ce qu’il aurait pu commettre dans les mêmes circonstances : « En quoi suis-je différent ? N’aurais-je pas fait pareil ? Ouvert, moi aussi, la porte sur le noir ? Aurais-je commis le pire ? Pas sûr que non ».


   Le Carré des Allemands, livre émouvant, bouleversant propose une vision sombre de l’Homme, de l’existence. Mais, pour paraphraser Baudelaire, de cette boue naît de l’or : un roman où littérature, poésie, sociologie, Histoire se lient. L’intertextualité nourrit le sens du texte, le plonge dans la littérature, la poésie, la mythologie. En effet, des figures mythologiques (Les Euménides), bibliques (Salomé, Jean-Baptiste, Caïn), cinématographiques (Fritz Lang), poétiques (Rimbaud) se mêlent au récit. Cet ensemble intertextuel ouvre l’horizon de la narration et fait accéder l’histoire personnelle à l’universel.


Par Annie Forest-Abou Mansour, docteur ès lettres.





Ce roman, court mais dense, n’est pas à proprement parler un roman, puisqu’il ne comporte pas d’intrigue. Certes, il y a bien un début et une fin, mais cette fin – la visite du narrateur sur la sépulture de son père (une fosse commune, tout un symbole) – ne résout en rien les angoissantes questions posées dès le début : Pourquoi lui ? Et à travers lui, moi, le fils, ne suis-je pas comptable de ses actes ? Lui, c’est le père, engagé volontaire – l’est-on vraiment ? – dans la Waffen-SS, avec toute l’horreur que cette situation implique.

Entre les deux, une suite de tableaux, de fragments de vie où le narrateur traîne son mal-être face à la faute du père dont paradoxalement il assume la responsabilité. Car il s’identifie à lui dans ce récit discontinu où rêves, fantasmes et réalité se confondent. Au final, n’est-ce pas l’humanité tout entière qui se livre au jeu de la cruauté, dont la barbarie nazie ne serait qu’un épiphénomène ? Et les victimes ne deviennent-elles pas bourreaux à leur tour ? Quelle conscience avons-nous de la frontière entre le bien et le mal ?

Dans L’Étranger de Camus, Meursault ignore pourquoi il a tué un Arabe sur une plage d’Algérie. Son geste n’a pas de sens, car la vie n’en a pas. Dans le récit de Jacques Richard, le narrateur prend en affection un chat. Un jour, ce chat lui apporte un oiseau à demi-mort. Lorsque l’oiseau remue, le chat pose la patte sur lui, comme pour le calmer. Il le regarde avec patience. Il attend sa mort sans animosité. Le chat agit par instinct et non par conscience. Ne sommes-nous pas tous des chats ?

L’obsession de son père criminel rejaillit donc sur le fils au point de brouiller son discernement et de le priver de liberté. Dans sa cuisine-cave – une sorte de prison – il assiste impuissant à l’écoulement absurde de la vie et au spectacle de la mort, qui en est le corollaire indubitable.

La composition du récit est à l’image du contenu. Sous-titré Journal d’un autre, l’ouvrage, divisé en cinq carnets, forme un puzzle. Le lecteur est amené peu à peu à reconstituer la trame de cette double vie – fils et père – éclatée. On ne voit pas toujours qui parle ; sans doute cette confusion est-elle voulue par l’auteur. C’est une succession de tableaux qui font penser à Jérôme Bosch ou à Salvador Dali. L’effet est saisissant, bien qu’il n’y ait pas de recherches stylistiques : phrases courtes, sans fioritures. Des réflexions aussi, des propos assénés comme des vérités évidentes par elles-mêmes. Et enfin, comme une espèce de credo de l’incroyant, un poème sur la mort : Recouvrez-moi de noir. Redonnez-moi la nuit. (deux derniers vers, page 105)


Jacques Richard signe là une œuvre forte, dérangeante, insupportable même, qui nous renvoie à nous-mêmes, à nos contradictions, à nos peurs, à notre néant.


Jacques Goyens, Association des écrivains et artistes de Wallonie




Ce livre, j'ai d'abord pensé que je ne l'aimerais pas : un héros austère, vivant tantôt en semi-reclus dans un appartement glauque, tantôt parcourant la ville la nuit, racontant des bribes d'histoires sombres comme des cauchemars, des anecdotes cruelles et laides avec pour personnages des enfants monstrueux.

Et pourtant, à la fin du premier carnet (le livre en comporte cinq), j'étais conquise, tout commençait à prendre sens.

"Qu'as-tu fait à la guerre, Papa ?"

Terrible question qu'on ne peut pas poser à un père disparu.

Alors à défaut c'est lui-même que le héros questionne.

Pourquoi, comment, quel passé avait ce père, quel futur pour lui-même ? Bourreau, victime, hasard, malédiction, le héros du livre essaie tous les rôles, cherche toutes les explications, aucune situation n'est confortable et surtout pas celle de fils d'assassin. .

Le style est magnifique, il y a des phrases toutes petites qui contiennent tous les possibles : destin ou libre-choix, acceptation, culpabilité, le poids de la faute des parents, juger ou excuser ...

Lecture éblouissante et douloureuse.

Le soir même, un père de trois enfants tuait quatre-vingt-quatre personnes à Nice.


Adele Binks sur Babelio 18 juillet 2016




On croit avoir lu l'essentiel sur le sujet, on croit avoir déjà exploré à peu près tous les points de vue, tous les angles... Et puis, on se prend un grand coup dans l'estomac. On tombe sur quelques phrases qui mériteraient d'être gravées dans la pierre. Ce Journal d'un autre, je l'ai commencé un peu à reculons, je l'ai fini plutôt sonnée.

Les dégâts provoqués par la seconde guerre mondiale se prolongent bien au-delà de la période du conflit et surtout bien au-delà de ceux qui étaient impliqués à l'époque. Certains enfants doivent vivre tout au long de leur existence avec des questions plein la tête. Des questions confiées à des carnets, histoire de tenter d'y voir un peu plus clair. Le Carré des Allemands raconte, à travers cinq carnets, le désarroi de celui dont le père, vivant alors en Belgique a fait la guerre du mauvais côté. Engagé volontaire aux côtés des Allemands. Complice volontaire des exactions que l'on connaît. Un père qui a ensuite passé sa vie à fuir l'opprobre sans jamais rien révéler des pensées ou des motivations qui l'habitaient alors. Laissant son fils avec ses questions.

"Toute ma vie est passée. Et elle était entre les parenthèses de ça. Derrière la vitre de ça. De ces récits inavouables. De cette histoire irracontable, même par moi qui n'y étais pas. L'histoire d'un de ces paumés, revenus étrangers, cabossés comme tous les autres, comme ce chat, c'est l'histoire tout court. Peut-être pas tout à fait vraie, mais pas fausse non plus. C'est tuer des gens. Broyer des vies. Le crime était collectif, mais chacun l'a commis seul. Chacun s'est retrouvé seul avant, pendant, après. Tout seul avec ce qui s'est passé, tout seul devant l'horreur. On est aussi seul quand on la commet que quand on la subit. Histoire d'un criminel de guerre."

Jusqu'où doit-on assumer l'héritage ? Comment gérer la transmission génétique ? Comment vivre avec ça, tout simplement ? En un peu plus d'une centaine de pages d'une sobriété poignante, l'auteur nous plonge dans les interrogations de ce fils qui tressaille quand on lui parle de ressemblance. Qui tente de comprendre, remonte la piste qui mène à la tombe de ce père toujours fuyant au point de mourir loin de sa famille. Et peine à trouver la bonne distance entre lien filial et volonté de se dissocier de cette figure monstrueuse.

"En quoi suis-je différent ? N'aurais-je pas fait pareil ? Ouvert, moi aussi, la porte sur le noir ? Aurai-je commis le pire ? Pas sûr que non."

Un roman percutant, dérangeant et très convaincant. Un texte fort qui interroge sur la faiblesse des hommes pris dans le tourbillon de l'Histoire et la difficulté de vivre avec ses conséquences. Bouleversant.


Nicole Grundlinger, juillet 2016


AVIS DE LECTEURS


En peu de pages, ce "Journal d'un autre" atteint une densité impressionnante et parvient à nous perforer de questions lancinantes, des questions auxquelles on ne sait ou ne veut répondre mais qui pourtant nous semblent essentielles. Du "je" qui porte la voix d'un fils on ne saura finalement que peu de choses, on ne saura rien de ce qui construit habituellement un personnage de fiction. Peu de choses hormis... l'essentiel. Car c'est justement dans l'essence de l'être que les phrases dénudées creusent, fouillent, interrogent et s'enfoncent comme des lames dans un corps.

Un fils. Un père depuis longtemps disparu, comme effacé, mais qui s'imprime dans chaque geste, dans chaque regard, dans chaque choix, qui se reflète dans le miroir où le narrateur traque les ressemblances. Un père qui s'est engagé dans la Waffen SS.

En cinq carnets, son fils poursuit les traces de cette empreinte, redoutant de la trouver, persuadé de la trouver, coupable de la trouver. "La faute du père, tu sais, tu sais, ça écrase le fils. Le fils reprend la faute et la fuite du père." La douleur fulgure dans cette quête impossible, dans la torture de ces interrogations obsédantes, dans les images qui hantent la mémoire d'un autre.

Il faut alors trier, séparer, diviser ce qui appartient à l'histoire de l'un et ce qui construit l'histoire de l'autre. Mais est-ce possible ? Comment échapper à ce "fardeau partagé" qui opprime chaque moment du présent ? Comment ne pas prendre en charge la culpabilité d'un père dont la seule réponse fut le silence et la fuite ?

Avec son écriture acérée, "Le Carré des Allemands" bouscule tous les conforts et contraint le lecteur à l'attention et au questionnement. Ça serre la gorge, ça bloque la respiration, ça continue de tenailler après la dernière page. Un premier roman saisissant !"


Sophie Gautier, lectrice à la médiathèque Régine Desforges, Laon et organisatrice de la fête du livre de Merlieux.



Une écriture magistrale


Désespérant, accablant, écrasant, je ne sais trop quel adjectif correspond le mieux à ce roman présenté sous forme de cinq carnets dans lesquels un fils parle de son père, que d'aucun pourrait sans doute qualifier de "héros" ordinaire – héros ou bourreau ? – tout en se racontant lui-même. Impossible de dire que je l'ai détesté, ce serait totalement faux. Pourtant, sa lecture m'a souvent laissée le coeur au bord des lèvres. Souvent, je me suis surprise à fermer les yeux, comme devant une scène de film particulièrement dérangeante.

La lecture de ce récit me fut douloureuse et c'est la raison pour laquelle, je me vois dans l'obligation de dissocier le fond et la forme. Pour ce qui est du fond, je crois avoir tout dit : l'histoire est violente, terriblement violente.

Mais cette violence est servie par une écriture magistrale. Plus qu'un roman, ce livre m'est apparu à de nombreuses reprises comme un poème en prose tant j'ai eu l'impression d'être entraînée par la mélodie du texte. "Dis, comment sont-ils morts, les enfants qui mouraient lorsque vous arriviez ? Et comment pleuraient-elles, les femmes que vous laissiez couchées près de leur corps, vivant leur mort dessus ? Appelle-t-on ça pleurer ? Appelle-t-on ça souffrir ?" C'est toute l'horreur de la barbarie traduite par une langue belle à se damner. Les mots claquent, les idées dansent et chante le texte.

Aimer, ne pas aimer est-ce possible à dire ? Je ne le sais pas mais en tous les cas ce roman est de ceux que l'on ne peut oublier. Il bouscule au-delà du normal. Extra-ordinaire, voilà ce qu'il est, oui, c'est bien ça : au-delà de l'ordinaire.

Pour un essai, c'est un coup de maître !

Geneviève Munier



On pourrait parler de transgénérationnel si le terme n’était pas un peu pompeux dans le cas de ce livre si puissant.

On pourrait évoquer tout ce qui se transmet sans forcément se dire mais qui se ressent.

De fils à père, de père à fils, tout ce qui transporte et bouleverse sans trop savoir pourquoi…jusqu’au jour où on sait.

Des découvertes, l’horreur, la violence, les crimes, cette chape de plomb qui écrase au fur et à mesure puis toutes les questions qui restent sans réponse.

« Journal d’un autre »…mais de qui ?

De celui qui l’a vécu ?

De celui qui cherche à comprendre ?

Du père ?

Du fils ?

Un roman court et profond, intense. Une psychanalyse imposée pour comprendre, pour se comprendre, pour le moins essayer.

Ludivine Casilli-Désaphi



Un roman dans lequel je suis entrée sur la pointe des pieds et qui très vite m’a explosé au visage tant la langue de l’auteur dévaste tout sur son passage. C’est une écriture de l’urgence, qui n’épargne rien ni personne, une écriture qui remue les immondices et nous y enfonce profondément. Une écriture qui triture les plaies encore suintantes impossibles à cicatriser. Une écriture qui pousse à chercher des réponses aux questions qui nous hantent et nous empêchent d’avancer… même si on aimerait parfois ne pas les connaître. Parce qu’elle brûlent, parce qu’elles font mal, parce qu’elles rendent palpable l’innommable et font exister l’indicible.

L’héritage familial… Ce qu’on transmet un peu malgré soi : des yeux bleus, des fossettes saillantes, un menton volontaire mais pas seulement… Ces signes que l’on retrouve, ces détails qui nous rappellent l’autre, ces ressemblances qu’on ne peut nier au cœur même de nos différences. On aimerait s’en défaire parfois, de ce fardeau encombrant. Nier cette filiation pourtant irréfutable. Mais on ne choisit pas sa famille… Il y a les parents-idoles, les béquilles qui aident à avancer, les socles solides et fermes qui assurent nos pas. Et puis il y a les autres, ces sols meubles dans lesquels on s’enlise et qui nous font pousser de traviole.

Le père de notre narrateur est de ceux-là. Absent et insaisissable, il n’est pas là pour répondre de ses fautes. Est-ce à son fils de les expier ? Est-ce à lui d’assumer ses mauvais choix ? Que faire de ce poids, de cette culpabilité ? Ressembler à cet homme qui a tué, massacré et pire encore…? Ou s’en éloigner pour survivre…? Comment se construire dans l’ombre d’un bourreau..?


    « Notre silence est un sommeil. On se tait moins de n’avoir rien à dire que de n’avoir pas les mots.

    Pas d’issue là non plus.

    Chaque jour un peu plus les mots nous font défaut. Je cherche les miens. Je n’en trouve pas pour dire que même si je n’ai rien fait je ne suis pas innocent. Un sentiment permanent d’être en tort sans savoir de quoi.

    Né dans une prison dont je suis le détenu et le gardien. Tous les autres sont les barreaux.

    Interdit de vie. »


Plongé dans les photos et les souvenirs forcément parcellaires, le narrateur tente de brosser le portrait contrasté de ce père qui s’est engagé à dix-sept ans dans les Waffen SS. Un homme plongé dans l’horreur de l’Histoire, ni pire ni meilleur qu’un autre finalement… Le lecteur, groggy, chemine à ses côtés. Mal à l’aise tant les questionnement légitimes du narrateur interrogent la nature humaine dans ce qu’elle a de plus barbare. Ça remue et ça secoue ces textes là… Essentiel…





Jacques Richard s'était déjà fait remarqué dans on pays - la Belgique - pour deux recueils de nouvelles récompensés par deux prix. Dans ce nouveau livre, il entreprend quelque chose de nouveau, qui n'est plus de l'ordre de la nouvelle. Mais le choix de composer son ouvrage en le divisant en cinq carnets de notes démontre qu'il n'a pas éprouvé la nécessité de se lancer dans la recherche exténuante du roman qui, de toute façon, ne convenait pas à son projet. Il a voulu raconté l'histoire d'un homme dont le père a fait parti des vaincus et des infâmes de la Seconde guerre mondiale : il s'était enrôlé dans la Légion des volontaires français et avait combattu en Russie aux côtés des hommes de la Wehrmacht et de la SS. Il a fait partie des rares rescapés de cette aventure guerrière. Et impossible pour lui de reprendre une vie normale car il porte une marque honteuses, qui l'empêchera à jamais de retrouver une vie normale. A travers ces récits disjoints, le lecteur recompose cette histoire, mais peut comprendre les difficultés qu'éprouve le fils à se retrouver dans l'image de son père, sans pour autant le rejeter complètement, comme s'il n'avait jamais existé. Il a été gracié, certes, mais cette grâce ne s'est pas transformée en un oubli total de ses fautes. C'est un paria jusqu'à sa mort. Jacques Richard a su avec beaucoup de sensibilité exposer les sentiments contradictoires qui traversent l'esprit de son narrateur et le troublent, mais aussi mettre noir sur blanc ses propres pensées, sans cependant vouloir nous imposer une réponse. L'histoire est impitoyable pour les vaincus ! Et c'est plutôt de cela qu'il s'agit dans ce livre qui est écrit avec une certaine science et beaucoup de sensibilité. Mais il s'agit aussi de la logique étrange de la filiation. Etre né d'un criminel de guerre et d'un traître à sa patrie n'est pas une mince affaire. Alors que faire ? Tout effacer et effacer de sa mémoire cet homme qui a commis ces erreurs ? Ou alors le faire entrer dans son univers, même si cela est douloureux ? Peut-être existe-il une autre voie, plus ardue sans doute, plus cruelle aussi, qui consiste à accepter cet héritage avec tout ce qu'il comporte. Quoi qu'il en soi, le Carré des Allemands est un livre qui ne saurait laisser personne indifférent.          


La chronique
de Gérard-Georges Lemaire